Powder my Face de Thomas Adès au troisième Festival d’opéra de Québec : le pari de l’érotisme lyrique

21 juillet 2013
(No 2013-27)

Powder Her Face de Thomas Adès
New York City Opera, 2012

Pour la deuxième production du troisième Festival d’opéra de Québec, Grégoire Legendre fait le pari de « l’érotisme lyrique ». Première opéa de Thomas Adès dont on a découvert The Tempest lors du festival de 2012, Powder Her Face un opéra de chambre ou cabaret opéra en deux actes, huit scènes et un Ghost Epilogue– gravite autour de la vie sexuelle de Margaret Campbell. Née en 1912 et devenue duchesse par un deuxième mariage à Ian Duncan Campbell, Duke of Argyll, elle fut accusée par son mari d’infidélités avec 88 amants (dont l’un aurait été le gendre de Winston Churchill !) et rendue célèbre par des tabloïds britanniques la présentant comme la « dirty duchess ». La duchesse d’Argyll est le personnage principal de l’opéra commandé à Thomas Ades par l’Almeida Opera et créé au Cheltenham Festival en 1995. Depuis sa création, l’opéra a été repris en 2008 au  Linbury Studio Theatre du Royal Opera House Covent Garden à Londres, au Teatro Fenice à Venise en 2012 ainsi qu’au New York City Opera et à l’Opera company of Philadelphia en 2013.

La production qui sera vue à Québec est celle du New York City Opera (NYCO) qui a été présentée au Howard Gilman Opera House du Brooklyn Academy of Music ente le 15 et le 23  février 2013. La distribution de Québec est la même que celle de New York. Elle comprend la mezzo-soprano écossaise Allison Cook dans le rôle principal de la duchesse ainsi que la soprano Nili Riemer, le ténor William Ferguson et la basse Matt Boehler qui incarne les nombreux personnages imaginés par le librettiste Philip Hensher. L’opéra fait appel à 12 figurants pour incarner les amants de la duchesse dont la tenue d’Adam donnera sans doute raison à la direction du festival qui présente l’opéra comme quasi-irrévérencieux…et pour public averti ! Comme au NYCO, la mise en scène sera de Jay Scheib et la direction musicale de Jonathan Stockhammer.

Pour avoir un avant-goût de la production, je vous invite à visionner la très séduisante bande-annonce  diffusée par le New York City Opera en cliquant ici. Je vous suggère de lire également la critique fort élogieuse de la production publiée dans le New York Times du 18 février  2013 (p. C-6) sous la plume de Steve Smith et le titre « A Duchess Who Made Blue Blood Curdle ‘Powder Her Face’ From City Opera at BAM ».

La musique composé par Adès pou ce premier rappellera celle de Kurt Weill et Benjamin Britten, mais aussi de compositeurs comme György Ligeti et György Kurtág qu’Ades dit d’ailleurs admirer. Le personnage de la duchesse créé par Ades a été comparé quant à lui aux femmes  fatales que sont la Lulu d’Alan Berg et l’Emilia Marti de Vec Makropulos (LAffaire Makropoulos) de Leos Janacek, voire de La Maréchale du Der Rosenkavalier de Richard Strauss (Zachary Wolfe, « Return of a Tabloid Dreamscape », New York Times, 10 février 2013, p. AR-11).

Trois représentations auront lieu à 20 h au Capitole de Québec les 1er, 3 et 5 août 2013…et je suggère également aux opéraphiles de réserver leurs sièges avant qu’il ne soit trop tard (418-694-4444 ou www.lecapitole.com).

La partition et livret de Powder Her Face ont été publiés chez Faber Music, mais ne sont pas en accès libre sur la Toile. Deux enregistrements de ce premier opéra d’Adès existe, dont celui paru en 1998 et réédité en 2011 sur étiquette EMI Classics. Vous pouvez entendre des extraits de ce disque en cliquant ici ou ici.

Et pour aller encore plus loin, vous pourriez envisager de lire l’autobiographie publiée par la duchesse par sous le titre Forget not en 1975 ou l’histoire de sa vie racontée par Charles Castle et publiées en 1994 sous le titre The Duchess Who Dared.


Three views of Margaret Campbell,
the « Dirty Duchess. »
Photo montage by the [Paul J. Pelkonen], who no longer owns a Polaroid.
Source : « Opera Preview: Powder Her Face– She slept with 88 men…and had the Polaroids to prove it », 12 février 2013

Une pause s’impose en ce beau dimanche et c’est demain que je vous rapporterai les propos que j’ai recueillis auprès du ténor Vincent Karche qui animera des Rando-lyriques durant le Festival (et qui doit d’ailleurs arriver aujourd’hui dans notre capitale nationale !)…transmettrai des informations sur les autres événements du grand rendez-vous estival de l’art lyrique au Québec.

À demain !

PS Et je vous transmets avec plaisir,  un texte que m’a fait parvenir un fidèle lecteur du blogue lyrique, le musiologue Guy Marchand, qui constitue, comme m’en informait son message, une «version réduite du texte que j’avais écrit sur La Damnation de Faust de Lepage pour la revue Jeu après l’avoir vu à New York en 2008.

ANNEXE

La Damnation de ce damné Lepage

Des lithographies de Delacroix au zoopraxinoscope de Muybridge

Par Guy Marchand*

En novembre 2008, Robert Lepage faisait son entrée au Metropolitan Opera de New York avec une nouvelle mouture de sa production de La Damnation de Faust d’Hector Berlioz. Créée à Tokyo en 1999, elle passa par Paris en 2000 avant d’aboutir huit ans plus tard à New York. Elle sera enfin présentée en première canadienne au Festival d’Opéra de Québec les 25, 27, 29 et 31 juillet prochains.

Pour saisir toutes les richesses de ce qui est l’une des productions les plus accomplies de Robert Lepage, il vaut la peine de resituer d’abord le chef-d’œuvre de Berlioz dans l’histoire du mythe faustien.

Selon la légende populaire transmise par un premier récit publié anonymement en 1587, Faust est un savant qui vend son âme au diable pour accéder aux « fondements derniers » des choses. Au terme d’un pacte de 24 années, il est cependant condamné aux tourments sans fin de l’Enfer, comme le mérite, dit la page titre de l’édifiant récit, « tous les impies que poussent la démesure et la curiosité blâmables ».

Toutefois, quand Goethe reprit le sujet, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, soit des Lumières et du Romantisme, la curiosité et le désir de se surpasser étaient devenus tout le contraire, des vertus éminemment louables. C’est pourquoi Goethe fit de son Faust un homme qui, après chaque chute, se relève et poursuit avec obstination une quête pour un monde meilleur. Après la fin tragique de Marguerite sur laquelle se termine ce qu’on appelle communément le Premier Faust paru en 1808, Goethe travailla jusqu’aux derniers jours de sa vie à une suite, un Second Faust, qui ne fut publié qu’en 1832. Dans le cinquième et dernier acte de cette seconde partie, le Faust de Goethe entreprend de maîtriser, comme Lepage aujourd’hui, les nouvelles technologies de son temps. Par de vastes travaux de digues et d’irrigations, il arrache à la mer de nouvelles terres qu’il transforme en cité-jardin. C’est pourquoi Goethe décida de changer la fin traditionnelle et d’accorder le salut à son héros.

Quand, dans les années 1840, Berlioz découvrit les libertés prises par Goethe face à la tradition, il se sentit libre d’y aller à son tour de sa propre variation. Il s’inspira du Premier Faust de Goethe, mais revint à la fin primitive, à la damnation finale. Cette décision fut principalement motivée par une vision particulière de cette fin qui lui hantait l’esprit. Il s’agit de la saisissante « Course à l’abîme », chevauchée fantastique par laquelle Méphisto entraîne Faust aux Enfers. Elle fut inspirée sur le plan visuel par l’une des célèbres lithographies que Delacroix avait faites de certaines scènes du Premier Faust, gravure que Goethe lui-même, comme le rapporta son secrétaire Eckermann, commenta avec une étonnante acuité :

Je veux vous montrer quelque chose qu’on m’a rapporté de Paris, dit Goethe. Que dites-vous de cela ? » Il posa devant moi une lithographie représentant la scène où Faust et Méphistophélès, voulant libérer de prison Marguerite, passent à cheval dans la nuit devant un gibet. Faust monte un cheval noir lancé au triple galop qui semble s’effrayer tout comme son cavalier, des spectres qui rôdent autour du gibet. Méphistophélès est tranquillement assis sur son coursier, imperturbable comme un être supérieur. Il chevauche un spectre de bête de couleur claire, presque phosphorescente sur le fond ténébreux de la nuit. Plus nous regardions cette magnifique image et plus nous apparaissait grande l’intelligence de l’artiste, qui n’a pas fait deux figures semblables mais exprime dans chacune un aspect différent de l’action commune1.

Voir la 17e gravure de Delacroix sur le site suivant : http://www.wesleyan.edu/dac/coll/grps/dela/faust_11-18.html (N.B. Il suffit de cliquer sur le titre pour agrandir l’image.

Cette avant-dernière scène du Premier Faust, « La nuit en plein champs », la plus courte de tout le Faust de Goethe, six répliques qui ne font qu’une demi-page, inspira paradoxalement à Delacroix sa gravure la plus forte et à Berlioz le grand finale de sa Damnation.
Mais la mise en images de cette scène par Lepage ne renvoie pas seulement à la lithographie de Delacroix ; elle évoque aussi une autre chevauchée qui, depuis l’invention de la photographie, hante l’imaginaire universel : la fameuse décomposition d’un galop de cheval, images juxtaposées en damier sur une planche contact, qu’avait réalisée en 1878 le célèbre photographe Eadweard Muybridge et que, dès l’année suivante, avant l’invention du cinéma, il avait pu remettre en mouvement grâce à un appareil de son invention appelé le zoopraxinoscope2. (Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Muybridge)

La structure scénographique fondamentale imaginée par Lepage et ses collaborateurs provient manifestement de ces fameuses planches contacts de Muybridge : un immense mur/écran divisé en espaces rectangulaires égaux se perdant tant vers le haut et le bas « paradis » et « enfer », que sur les côtés « cour » et « jardin » du théâtre. Mais ce n’est que vers la fin du spectacle, au moment où commence cette « Course à l’abîme », que la référence devient explicite lorsque, dans chaque case, apparaît progressivement, non pas les photographies du galop décomposé, mais la silhouette de Faust à cheval de Delacroix animée par le zoopraxinoscope de Muybridge.

Auparavant, c’est dans ce mur/écran divisé en rectangles égaux que toute la mise en scène se déploie. Les divisions horizontales se révèlent des passerelles permettant aux personnages de circuler d’une case à l’autre et les divisions verticales se métamorphosent selon les scènes en colonnades, troncs d’arbres ou encore montants de crucifix, alors que les éléments de costumes et de décors, réels ou virtuels, multiplient les références aux gravures de Delacroix et autres variations faustiennes (Voir : http://www.fanfaire.com/viewersbylines/Met-damnationdefaust.html).

Cette mise en scène de la Damnation de Faust met à profit les plus récentes innovations technologiques, censeurs, caméras et micros miniatures, permettant un ballet d’images traitées en direct par ordinateur suivant pas à pas les contours mélodico-rythmiques et dynamiques de la musique. Lepage y fusionne les langages plastiques avec une imagination dont le foisonnement n’a d’égal que la richesse des orchestrations, révolutionnaires pour l’époque, de Berlioz.

Bien sûr, un certain public pour qui l’opéra est d’abord le beau chant y perdra son solfège. Mais pour qui l’opéra se doit d’être un art total, où l’œil mérite d’être sollicité avec la même intensité et la même intelligence que l’ouïe, ceux-là y trouveront plus que leur compte. Ce que Goethe concluait au sujet de Delacroix, après avoir examiné l’ensemble des lithographies que lui avait inspirées son Faust, peut très bien s’appliquer ici à cette Damnation de ce damné Lepage :

Monsieur Delacroix, dit Goethe, est un artiste d’un talent d’élite, qui a précisément trouvé dans Faust la pâture qui lui convient. Les Français lui reprochent sa fougue ; mais ici, elle est parfaitement à sa place. Si je dois avouer que, dans ces scènes, Delacroix a surpassé ma propre vision, combien à plus forte raison, les lecteurs trouveront tout cela vivant et supérieur à ce qu’ils se figuraient car la puissante imagination de cet artiste nous oblige à repenser les situations aussi parfaitement qu’il les a pensées lui-même3.

___________

* Musicologue de formation, chargé de cours à l’École de musique de l’Université de Sherbrooke, conférencier grand public et organisateur de voyages musicaux, l’auteur fut pendant plusieurs années auteur, recherchiste et programmateur musical à la Chaîne culturelle de la Société Radio-Canada. Son dernier opus radiophonique fut une série de douze émissions de 90 minutes intitulée Faust ou les métamorphoses d’un mythe, diffusée en 1999 pour souligner le 250e anniversaire de la naissance de Goethe et du même coup la fin du millénaire, en passant en revue les variations dont le mythe de Faust fit l’objet à travers les âges. Le présent texte est une version abrégée d’un article paru en 2009 dans la revue de théâtre JEU (n° 131, 2009/2).
Conversations de Goethe avec Eckermann, 29 novembre 1826.
2 Certains se souviendront sans doute que Philip Glass en avait tiré, en 1983 (il y a 30 ans, déjà…), un drame musical en trois actes intitulé The Photographer.
3 Conversations de Goethe avec Eckermann, 29 novembre 1826.

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